L’officier interprète

L’officier interprète

Par Simon Tétreault

 

Le 11 novembre 1918, après quatre années de combats acharnés, un armistice fut finalement conclu entre les puissances occidentales et l’Allemagne. Entre le 18 janvier et le 28 juin 1919, les pourparlers tenus lors de la Conférence de la paix de Paris aboutirent à la signature du traité de Versailles. De ce traité, nous retenons généralement les clauses humiliantes imposées à l’Allemagne. Toutefois, un aspect de cet événement est méconnu : la fin de la prépondérance du français comme langue de la diplomatie. En effet, compte tenu du rôle majeur joué par le Royaume-Uni et les États-Unis durant la guerre, le Britannique David Lloyd George et l’Américain Woodrow Wilson insistèrent pour que les travaux de la conférence se déroulent aussi en anglais. C’est dans ce contexte que la profession d’interprète de conférence acquit ses lettres de noblesse.

L’un des interprètes dont les services ont été retenus, l’historien et militaire français Paul Mantoux (1877-1956), fut un témoin privilégié de l’Histoire, car il assista aux réunions au cours desquelles les clauses du traité firent l’objet d’âpres discussions. Afin de s’acquitter efficacement de sa tâche, il eut recours à la technique de l’interprétation consécutive, qui consiste à prendre des notes sténographiques des propos tenus par un intervenant, puis « à reproduire aussi fidèlement que possible ce qu’[il] venai[t] d’entendre, et de manière à communiquer l’impression même qu’[il] avai[t] reçue »[i]. D’ailleurs, les diplomates ne manquèrent pas de souligner « l’extraordinaire mémoire de l’universitaire-interprète et son habileté pour passer d’une langue à l’autre »[ii].

En sa qualité d’historien, il eut le réflexe de conserver ses notes, publiées en 1955 sous le titre Les délibérations du Conseil des Quatre, qui donnent un point de vue inédit sur ce moment charnière de l’histoire du XXsiècle. Outre la réflexion de Mantoux sur la nature de son travail, ces notes donnent au lecteur un aperçu de la mentalité de l’époque, qui se reflète dans les termes utilisés. Par exemple, on emploie le mot « race » pour dire « peuple » et on qualifie de « barbares » les nations qui seraient soumises au régime des mandats de la SDN. Par ailleurs, il est intéressant de voir que les priorités des délégués sont bien loin de l’établissement d’une paix durable : on a qu’à penser aux revendications territoriales de l’Italie sur la ville de Fiume (aujourd’hui Rijeka, en Croatie), au projet de Lloyd George et de Wilson de créer un État juif au Proche-Orient (ironie de l’histoire : le président américain était néanmoins réticent à intervenir militairement dans cette région) ou à la volonté d’affaiblir l’Allemagne le plus possible en l’obligeant à céder armements et territoires. Il va sans dire que l’attitude revancharde des vainqueurs laissa un goût amer chez les Allemands.

Malgré l’humiliation subie par l’Allemagne et l’arrogance affichée par les vainqueurs, Mantoux était vraisemblablement loin d’imaginer que le traité de Versailles sèmerait le germe d’un conflit encore plus meurtrier que celui qui venait à peine de s’achever. Nul doute que son témoignage intéressera les férus d’histoire, langagiers ou non.

 

[i] Mantoux, Paul. Les délibérations du Conseil des Quatre. 24 mars-28 juin 1919, tome 1. Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1955, p. 9.

[ii] Heimburger, Franziska. « Profession, interprète ». L’Histoire, no 449-450, juillet-août 2018, p. 60.