De tout temps, dans tous les domaines, les femmes ont dû lutter pour occuper la place qu’elles méritent dans la société. Malheureusement, le milieu de la traduction n’échappe pas à la règle. Ce qui est tout de même rassurant, c’est que les femmes ont bel et bien obtenu ce droit de traduire qu’elles ont si fortement revendiqué. Elles se sont tellement battues qu’elles ont fini par véritablement conquérir le milieu langagier. On pourrait même dire que, de nos jours, les traductions sont souvent féminines. Pas parce qu’elles sont inexactes, comme le pensait John Florio (un linguiste et traducteur anglais du XVIe siècle qui tenait le propos suivant : « les traductions étant toujours fautives, elles sont forcément féminines »), mais tout simplement parce que les traductrices sont aujourd’hui majoritaires. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
Quand les femmes devaient se cacher pour traduire
Il y a quelques siècles, les femmes étaient totalement exclues du milieu intellectuel et ne pouvaient se livrer à l’écriture. Qu’il s’agisse de littérature ou de sciences, elles n’avaient pas voix au chapitre et devaient emprunter des chemins détournés, comme la traduction, pour échapper à la censure qui leur était imposée.
En effet, au Moyen-Âge et à la Renaissance, la traduction était « l’une des seules pratiques d’écriture socialement acceptables » (Les traducteurs dans l’histoire, J. Delisle, J. Woodsworth, p. 158) pour les femmes. Et encore, si elles aspiraient à un public plus large que leur cercle intime, elles devaient souvent se cacher derrière le voile de l’anonymat lorsqu’elles publiaient leurs traductions, de peur que personne ne veuille prendre la peine de lire le travail d’une femme. Pire encore que l’anonymat, certaines se voyaient contraintes d’utiliser le nom de leur mari.
Ce fut notamment le cas d’Anne Dacier (1654-1720), qui pourtant ne vécut pas à l’époque de la Renaissance. Aujourd’hui connue pour ses traductions de Homère, mais également d’autres auteurs latins et grecs (Plaute, Aristophane, Callimaque, etc.), ce fut la première femme à qui l’on attribua le titre de traductrice (Les traducteurs dans l’histoire, J. Delisle, J. Woodsworth, p. 160). M. Dacier étant également traducteur, les deux conjoints travaillaient ensemble et, au début de leur union, les traductions d’Anne étaient signées par son époux. Malgré tout, elle réussit à intégrer le milieu intellectuel de l’époque et à faire reconnaître son travail.
Quand les femmes devaient traduire pour briller
D’autres femmes savantes ont utilisé la traduction comme « outil d’insertion » et comme preuve de leurs capacités intellectuelles.
Émilie du Châtelet (1706-1749) en est un très bon exemple. L’histoire se souvient d’elle, d’abord et avant tout, comme du grand amour de Voltaire. Tristement, sa place de maîtresse du philosophe des Lumières fait de l’ombre à son statut de femme de science. Émilie fit partie de celles pour qui la traduction était surtout un moyen : moyen d’intégrer une élite où le sexe faible n’avait pas sa place, moyen de se construire une réputation dans le milieu exclusivement masculin des sciences et moyen de donner son avis sur les questions qui l’intéressaient. Passionnée de physique, elle traduisit et commenta les théories de Newton afin de « faire reconnaître ses compétences [dans ce domaine], qui [étaient] toujours sujettes à moquerie » (fiche pédagogique de la Bibliothèque nationale de France, 2006). Son travail est aujourd’hui encore considéré comme une référence. À son décès, Voltaire dira d’elle qu’elle était « un grand homme qui n’avait le défaut que d’être femme ».
La traduction féministe
Certaines femmes ont trouvé dans la traduction non pas un moyen de contourner les règles de leur époque, mais une arme pour améliorer la condition de toutes les femmes dans la société.
À la fin du XXe siècle, les traductrices féministes, comme Barbara Godard, ont ainsi tenté de modeler la langue afin de donner plus d’importance aux femmes. Pour elles, leur ascension sociale passe par la place du féminin dans la langue elle-même. Il faut arrêter de « parler homme » et se mettre à « parler femme », car la langue est sexiste. Elle a été modelée par les hommes et porte ainsi les marques de sa domination. La place subalterne réservée aux femmes se reflète dans celle attribuée au féminin dans la langue. Conscientes que « la parole est instrument de pouvoir, même la parole relayée par la traduction », les féministes traduisent donc en remaniant la langue en vue d’améliorer la situation sociale des femmes (Traducteurs médiévaux, traductrices féministes : une même éthique de la traduction?, J. Delisle, 1993).
Heureusement, le temps où la légitimité des femmes dans le milieu langagier était mise en doute semble révolu. En 1987, lors de la création de l’Association canadienne de traductologie, c’est une femme, Judith Woodsworth, qui en fut nommée présidente. De nos jours, l’industrie langagière est l’un des secteurs où il y a équité salariale. Peut-être parce qu’il compte plus de femmes que d’hommes… Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne reste pas de progrès à faire. Dans le cadre de mes recherches pour cet article, par curiosité, j’ai tapé « Traductrices célèbres » dans Google, qui m’a alors proposé : « Essayez avec cette orthographe : traducteurs célèbres ». Preuve que l’Internet n’est pas encore suffisamment féminisé.
Par Charlotte Bournisien, traductrice chez Cartier et Lelarge