« L’ennui naquît un jour de l’uniformité », comme l’a dit Houdard de La Motte, un historien du XVIIe siècle aujourd’hui tombé dans les oubliettes, qui décrit pourtant étonnamment bien notre quotidien en cette ère de confinement. Cette monotonie, tant pour les personnes qui doivent concilier travail et famille que pour celles qui ne savent plus quoi faire de leur temps libre, est bien réelle et, pour la plupart, profondément ennuyeuse.
Dans nos sociétés modernes hyperconnectées et hyperproductives, nous sommes pratiquement devenus accros à notre désir de stimulation constante.
Dans nos sociétés modernes, où nous sommes encouragés à faire des heures supplémentaires, tout en étant un collègue serviable, un parent modèle, un conjoint aimant, un ami dévoué et un citoyen exemplaire, l’ennui a mauvaise presse. Et ça ne date pas d’hier. Dès le Moyen-Âge, l’église a condamné l’ennui et l’a inscrit sur la liste des péchés capitaux, estimant que l’oisiveté donnait prise aux forces obscures de l’imagination. Les siècles ont été traversés par ce vieux clivage entre le mauvais ennui et le bon ennui, lequel peut, selon de nombreux écrivains et philosophes, de Sénèque à Proust, inviter à la connaissance de soi et à la réflexion sur le monde. Les Romantiques, fascinés par le néant et la vacuité de l’existence, le considéraient même comme une source d’inspiration.
Selon une récente étude demandant à 3 500 Italiens de citer les émotions les plus négatives qu’ils ont ressenties durant le confinement, la première réponse était le manque de liberté, et la deuxième, l’ennui. En ces temps confinés, la difficulté réside en grande partie dans l’isolement et la contrainte. Assujettis par les directives gouvernementales, et par nos quatre murs, à une existence limitée, nous ne pouvons plus exercer pleinement notre libre arbitre et entreprendre tous les projets qui donnent un sens à notre vie. Ainsi, Tolstoï définissait l’ennui comme « le désir de désirer ». Dans nos sociétés modernes hyperconnectées et hyperproductives, nous sommes pratiquement devenus accros à notre désir de stimulation constante. Et ce désir frustré peut conduire à des états oscillant entre la léthargie et l’apathie, la culpabilisation et l’anxiété, mais aussi à des pratiques contreproductives et même autodestructrices, tels que la consommation abusive de drogues et d’alcool, la dépendance aux jeux de hasard et l’utilisation compulsive de nos téléphones intelligents. Ces réponses à l’ennui, qui ne sont rien d’autre que des stratégies d’évitement ou des comportements passifs, peuvent suspendre temporairement notre mécontentement, mais n’apportent pas de véritable remède. De là l’importance non pas de chasser l’ennui, mais de l’apprivoiser.
Lorsque l’ennui commence à se manifester, il suffit de s’y abandonner un bref instant, le temps de permettre au cerveau de déclencher son « mode par défaut », un réseau neuronal à l’origine de notre capacité à résoudre des problèmes et à développer des idées originales.
« Le côté positif de l’ennui, explique James Danckert, professeur en neurosciences cognitives à l’Université de Waterloo, c’est que si l’on y répond de façon adaptée, c’est un signal pour explorer et faire autre chose, car ce qu’on fait ne fonctionne pas. » En d’autres mots, lorsque l’ennui commence à se manifester, il suffit de s’y abandonner un bref instant, le temps de permettre au cerveau de déclencher son « mode par défaut », un réseau neuronal à l’origine de notre capacité à résoudre des problèmes et à développer des idées originales. S’ensuit un processus de vagabondage mental, plus ou moins agréable, qui nous incite à puiser des ressources en nous-mêmes, en fonction de nos propres besoins et champs d’intérêt. Cette idée est à la base de la tendance actuelle qui consiste à valoriser l’ennui chez l’enfant, afin de l’encourager à développer son imaginaire et son autonomie.
Ce vagabondage peut opérer à différentes échelles : il peut produire une réponse simple, comme la confection d’un énième pain au levain, et à bien plus grande échelle, une révélation ou un éclair de génie, comme chez un chercheur qui trouverait soudainement la molécule manquante à un remède contre la COVID-19. Entre ces deux extrêmes, l’ennui a amené un internaute à le sublimer sur son compte Instagram Ennui Magique, consacré aux petites phrases absurdes et représentatives du quotidien confiné, telles que : « Quand je vois que mon voisin d’en face se lève à 15 heures et mange du surimi à sa fenêtre, je me dis que moi ça va. »
La disponibilité à soi est un état propice au développement personnel, que l’on peut cultiver dans le cadre d’activités comme la méditation ou la photographie.
Le mode par défaut du cerveau favorise un autre processus : la mémoire autobiographique, ou la capacité du cerveau à revenir sur le passé avec un certain recul, à faire du tri dans les souvenirs, mais aussi à se projeter dans l’avenir, à se fixer des objectifs et à élaborer des stratégies pour atteindre les résultats souhaités. Autrement dit, cette mémoire est la faculté de raconter sa propre histoire. Elle nous permet de mieux nous connaître nous-mêmes et de déterminer la place que nous souhaitons occuper dans le monde. Elle nous aide à nous épanouir, en alignant nos pensées, nos paroles et nos actions.
Le psychiatre Serge Tisseron préfère parler de « disponibilité à soi » plutôt que d’ennui, qui, chez les Romains, correspondait au taedium vitae, soit le dégoût de la vie et la lassitude permanente. Cette disponibilité à soi est un état propice au développement personnel, que l’on peut cultiver dans le cadre d’activités comme la méditation ou la photographie. Mais souvent, les petits gestes spontanés du quotidien, comme rêvasser en regardant par la fenêtre (tout en écoutant la chanson Ce mortel ennui, de Serge Gainsbourg), ou attendre patiemment le sifflement de la bouilloire, sans rien faire d’autre, sont d’excellents moyens de libérer les pensées et de laisser opérer la « magie de l’ennui ». Accepter de s’ennuyer un peu tous les jours, c’est aussi être capable de vivre avec une plus grande résilience. Mais en avoir marre de s’emmerder, c’est aussi profondément humain.